Commission Justice et Vérité

Après le pardon

Le rapport de la Commission Justice et Vérité est à peine sorti qu’il crée la controverse. Les propositions formulées en vue de réparer les crimes et atténuer les séquelles de l’esclavage et de l’engagisme sont-elles applicables ou irréalistes ? Pendant que le gouvernement étudie le volumineux document avant de se prononcer sur la question, voici quelques éléments de réponse.

Prises une par une, ces propositions ne sont ni totalement révolutionnaires, ni totalement utopiques. Le problème réside plutôt dans les logiques qui relient ces diverses propositions entre elles, qui peuvent paraître maladroites, voire contradictoires. Déjà, pas facile de s’y retrouver dans le fouillis des différents volets de propositions du premier tome du rapport. En gros, les préconisations sont de trois ordres : des mesures d’ordre moral qui ont trait surtout à la mémoire et à la reconnaissance des identités ; des mesures socio-économiques dans un objectif de justice sociale ; des propositions visant à « démocratiser la vie publique ».

Retrouvez l’article dans son intégralité dans : Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Edilivre, 2013.

Commission Justice et Vérité : les risques de dérive

Une commission de vérité peut être utile en recommandant des mesures de justice sociale. Mais elle joue les apprentis sorciers En faisant un travail de mémoire à la place des groupes concernés.

Qui trop embrasse mal étreint. Ce dicton pourrait servir d’avertissement à la Commission Justice et Vérité (CJV). Justice sociale et vérité historique pourraient, en effet, ne pas faire bon ménage. Dans son interview accordée à Impact du 2 juillet dernier, Alex Boraine soulignait que la CJV a pour vocation de donner un nouvel élan dans l’élaboration d’une démocratie non raciale. Il apparaît que cette démarche s’effectue de deux façons : par la recherche d’une «vérité historique» concernant le rôle de l’esclavage et de l’engagisme dans la production des inégalités, et par la formulation de recommandations en matière de justice sociale. Or, il n’y a pas de «vérité historique» lorsqu’on revisite l’Histoire en fonction d’enjeux contemporains, si nobles soientils. L’un de ces enjeux est d’«examiner les mesures appropriées à appliquer aux descendants d’esclaves et d’engagés» (art. 4b du Truth and Justice Commission Act 2008).

PAS DE VÉRITÉ ABSOLUE
Ce qui veut dire que le passé est retravaillé pour servir à une justice sociale. Il n’existe donc pas «une vérité» absolue, mais en réalité une vérité négociée, un réajustement du passé aux valeurs et nécessités actuelles. Cela doit donc nous mettre en garde contre les risques de dérives, en particulier par rapport aux objectifs des commissions de vérité.

Les commissions de vérité sont instituées pour enquêter sur des violations généralisées des droits humains (génocides, épuration ethnique, crimes contre l’humanité), dans un but bien précis : à travers la reconnaissance des victimes et la réhabilitation des auteurs de ces violations, il s’agit de sortir des logiques de répression pour restaurer le lien social et se diriger vers la démocratie. C’est dans ce sens que les commissions de vérité s’inscrivent dans une justice dite «transitionnelle» : elles servent de support à une transition politique, c’est-à-dire un changement de régime, avec en toile de fond la démocratisation des institutions. La transition politique est «un intervalle entre un régime et un autre». Cette définition recouvre le passage de régimes dictatoriaux à des gouvernements civils, d’états de conflit interethnique à la paix. Cette distinction est nécessaire dans la mesure où la transition implique que les acteurs politiques vont débattre de l’établissement des nouvelles règles du jeu politique et de la redistribution des ressources publiques (Michael Bratton, «Civil society and political transitions in Africa», IDR Reports, vol. 11(6), 1994).

Dans le cas de Maurice, quoique l’affirme Alex Boraine, l’établissement de la CJV ne s’inscrit pas dans une transition politique, au sens classique du terme. Il s’agirait plutôt d’une phase de post-transition, au sens de «période de consolidation de la démocratie».

Cette recherche par la CJV de consolidation d’une démocratie mauricienne «non raciale» pose néanmoins un problème méthodologique. La commission vise à «déterminer les mesures appropriées à appliquer aux descendants d’esclaves et d’engagés» (article 4b), ce qui relèverait d’une politique d’affirmative action, autrement dit de rattrapage pour des groupes défavorisés.

Or, rappelions-nous dans un précédent article, l’affirmative action s’inscrirait en contradiction avec une politique d’égalité des chances, qui veut que le statut social des individus ne dépende plus des caractéristiques morales, religieuses ou ethniques des générations précédentes («Commission Justice et Vérité : une mémoire partagée pour renforcer l’unité nationale», l’express du 23 octobre 2009).

DÉFINIR LES RESPONSABILITÉS

Certes, un travail pour éliminer les préjugés raciaux dans la société mauricienne est nécessaire. Pour autant, la CJV est-elle légitime pour produire ce travail ? Car ce faisant, elle glisse d’un travail de commission d’enquête à celui de production des représentations sociales. «It could help sometimes to remind them where they had come from», affirme Alex Boraine à propos de descendants d’esclaves. Or, il est admis que les descendants de propriétaires d’esclaves ne sont pas responsables des maltraitances commises à l’époque par leurs ancêtres.

Pourquoi alors les descendants d’esclaves devraient-ils porter le poids de leurs origines ? «Pas plus qu’il n’y a transmission du statut de victime, il n’y a transmission du statut de bourreau : à moins de créer le délit de filiation, le “devoir de mémoire” n’implique pas la pureté ou la corruption automatique des petits ou des arrière-petits-enfants», avertit Pascal Bruckner dans La tyrannie de la pénitence, 2006.

Le risque de la CJV, c’est de pratiquer une nouvelle forme de victimisation. La victimisation «fabrique des conglomérats de plaignants, elle forge de toutes pièces une communauté absente», souligne Pascal Bruckner. Or, «on ne fonde pas un sentiment d’appartenance sur un malheur théâtralisé, on le fonde sur une expérience collective partagée, une responsabilité croissante dans la vie publique, médiatique, professionnelle».

Alain Romaine, qui mène un travail d’anthropologie sur les stigmates attachés aux descendants d’esclaves, insiste sur le fait que la relecture du passé doit être faite par les populations concernées : « Pour permettre la reconstruction de l’estime de soi, c’est tout un travail de relecture qui doit être fait par les Créoles eux-mêmes. C’est le sujet qui doit être producteur de son histoire. Ça ne veut pas dire que les autres ne peuvent pas le faire, mais c’est une des exigences dans la construction de l’identité, ce sont les protagonistes qui doivent générer leur propre récit identitaire et mémoriel. »

Il est donc essentiel, pour réparer les inégalités, de mettre en oeuvre des politiques publiques. Et tant mieux si la CJV fournit des recommandations dans ce sens. Mais il serait dangereux de jouer les apprentis sorciers pour ce qui est de la réappropriation du passé. En s’imposant comme l’autorité générant cette relecture de l’Histoire, la CJV risque bien d’entraver le processus de cicatrisation des blessures du passé.

Catherine BOUDET
Impact n°18 du 09 juillet 2010

Retrouvez cet article dans Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Edilivre, 2013.

Les commissions de vérité et la «justice transitionnelle»

La Commission Justice et Vérité relève de la «justice transitionnelle». cette discipline encore inconnue à maurice est nécessaire pour intégrer les travaux de la commission dans une démarche de démocratisation.

Les commissions de justice et vérité, comme celle que nous connaissons à Maurice, s’inscrivent dans le cadre de ce qu’on appelle la «justice transitionnelle». Mais si l’idée de commission de vérité nous est désormais familière, en revanche, celle de justice transitionnelle nous est encore inconnue. Il serait donc bien utile de nous pencher sur ce que cela veut dire.

A ce jour, une trentaine de commissions de vérité ont été créées dans le monde. La plus célèbre reste la Truth Commission sud-africaine (1995), mais d’autres aussi ont fait date, notamment celles mises en place en Argentine (1983) ou au Chili (1990). Mais ces dernières examinaient les crimes et violations des droits de l’homme perpétrés par des régimes dictatoriaux contemporains, contrairement à la commission mauricienne qui, elle, enquête sur des injustices liées à l’esclavage et à l’engagisme.

L’émergence de la justice transitionnelle date de la fin des années 1980, avec la sortie des pays d’Amérique latine et d’Europe de l’Est de périodes de dictature. Il s’agissait alors de rechercher la responsabilité des violations des droits de l’homme perpétrées par ces régimes, de permettre l’identification publique des coupables et la reconnaissance des victimes, tout en équilibrant ces impératifs avec la nécessité de sortir des logiques de répression. Comme ces changements étaient appelés «transitions vers la démocratie», la nouvelle discipline a pris le nom de «justice transitionnelle».

La justice transitionnelle est motivée par le désir d’une société de restaurer la confiance sociale, de réparer un système de justice fracturé par des violations des droits humains de grande ampleur, et de reconstruire un système démocratique de gouvernance. Elle s’inscrit donc à la fois dans le domaine des droits de l’homme et dans celui de la résolution de conflit. La notion de justice transitionnelle est ainsi étroitement liée à celle de transformation politique vers la démocratie.

C’est dans ce cadre qu’interviennent les commissions de vérité, qui sont un des volets de la justice transitionnelle. Celle-ci offre une réponse aux violations massives des droits humains quand l’ampleur de ces exactions est telle qu’elle rend la justice ordinaire impossible. «Les systèmes judiciaires étant conçus pour traiter les crimes comme des exceptions, aucun d’entre eux ne serait assez fort pour faire face à un contexte dans lequel le crime serait la règle. Par conséquent, d’autres outils que les poursuites judiciaires s’avèreront nécessaires», expliquent Mark Freeman et Dorothée Marotine («What is Transitional Justice?», Centre International pour la Justice Transitionnelle, novembre 2007).

Vers des stratégies globales

La justice en termes judiciaires a aussi une autre limite : «Non seulement est-il impossible de poursuivre tous les contrevenants, mais à trop insister sur le châtiment, on risque de rendre plus difficile le maintien d’une paix durable et de la stabilité. À mon avis, l’objectif doit être une société juste et il faut pour cela plus que le châtiment», renchérit Alex Boraine, président du CIJT, et qui est également l’actuel président de la Commission Justice et Vérité mauricienne.

Les commissions de vérité cherchent à établir la vérité sur les exactions passées, grâce à des enquêtes mais aussi par le procédé du «truth-telling» (dépositions), qui permet aux victimes de raconter ce qui leur est arrivé et de se faire entendre. Contrairement aux simples poursuites pénales, les commissions de vérité accordent beaucoup d’importance au contexte politique, économique et social dans lequel les violations ont été commises, afin d’être en mesure de mettre au point des recommandations. Mark Freeman et Dorothée Marotine spécifient ainsi que «cette méthodologie pourra être utilisée dans des contextes variés, y compris par des démocraties établies souhaitant gérer le legs de violations commises dans un passé parfois lointain».

De sorte que les commissions de vérité doivent être assorties d’autres mesures en faveur de la démocratie, souligne le rapport What is Transitional Justice, CITJ). Alex Boraine reprend : «On ne doit jamais sous-estimer l’importance de l’attention accordée aux institutions. Il est regrettable que tant de commissions de vérité ne se penchent que sur les personnes. » De sorte que « les stratégies de justice transitionnelle doivent être globales», insiste-t-il dans son allocution lors du colloque «Réparer les effets du passé : Réparations et transitions vers la démocratie» (Ottawa, Canada, le 11 mars 2004).

La tendance mondiale en matière de justice transitionnelle, est d’aller vers une interaction croissante avec d’autres secteurs de l’intervention étatique, notamment en matière de lutte contre la corruption ou les inégalités sociales. Ce qui suggère, concernant la Commission Justice et Vérité mauricienne, que ses travaux soient mis en lien avec les politiques publiques, notamment en matière d’intégration sociale.

Impact n°16 du 25 juin 2010

Commission Justice et Vérité : une mémoire partagée pour renforcer l’unité nationale

Les travaux de la Commission Justice et Vérité ont un rôle important pour débarrasser l’île Maurice des stigmates de l’histoire coloniale. Reste à voir quelle sera sa contribution en matière de justice sociale.

Aujourd’hui débutent les premières auditions par la Commission Justice et Vérité. Elles seront une contribution directe de la population aux travaux de cette commission sur les séquelles de l’esclavage et de l’engagisme. C’est une mission délicate que s’assigne la commission : faire ressurgir un passé douloureux et même tabou. Cette démarche est-elle propice à consolider l’unité nationale ou à la fragiliser ? (…)

Retrouvez la suite de cet article dans Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Edilivre, 2013.