Une commission de vérité peut être utile en recommandant des mesures de justice sociale. Mais elle joue les apprentis sorciers En faisant un travail de mémoire à la place des groupes concernés.
Qui trop embrasse mal étreint. Ce dicton pourrait servir d’avertissement à la Commission Justice et Vérité (CJV). Justice sociale et vérité historique pourraient, en effet, ne pas faire bon ménage. Dans son interview accordée à Impact du 2 juillet dernier, Alex Boraine soulignait que la CJV a pour vocation de donner un nouvel élan dans l’élaboration d’une démocratie non raciale. Il apparaît que cette démarche s’effectue de deux façons : par la recherche d’une «vérité historique» concernant le rôle de l’esclavage et de l’engagisme dans la production des inégalités, et par la formulation de recommandations en matière de justice sociale. Or, il n’y a pas de «vérité historique» lorsqu’on revisite l’Histoire en fonction d’enjeux contemporains, si nobles soientils. L’un de ces enjeux est d’«examiner les mesures appropriées à appliquer aux descendants d’esclaves et d’engagés» (art. 4b du Truth and Justice Commission Act 2008).
PAS DE VÉRITÉ ABSOLUE
Ce qui veut dire que le passé est retravaillé pour servir à une justice sociale. Il n’existe donc pas «une vérité» absolue, mais en réalité une vérité négociée, un réajustement du passé aux valeurs et nécessités actuelles. Cela doit donc nous mettre en garde contre les risques de dérives, en particulier par rapport aux objectifs des commissions de vérité.
Les commissions de vérité sont instituées pour enquêter sur des violations généralisées des droits humains (génocides, épuration ethnique, crimes contre l’humanité), dans un but bien précis : à travers la reconnaissance des victimes et la réhabilitation des auteurs de ces violations, il s’agit de sortir des logiques de répression pour restaurer le lien social et se diriger vers la démocratie. C’est dans ce sens que les commissions de vérité s’inscrivent dans une justice dite «transitionnelle» : elles servent de support à une transition politique, c’est-à-dire un changement de régime, avec en toile de fond la démocratisation des institutions. La transition politique est «un intervalle entre un régime et un autre». Cette définition recouvre le passage de régimes dictatoriaux à des gouvernements civils, d’états de conflit interethnique à la paix. Cette distinction est nécessaire dans la mesure où la transition implique que les acteurs politiques vont débattre de l’établissement des nouvelles règles du jeu politique et de la redistribution des ressources publiques (Michael Bratton, «Civil society and political transitions in Africa», IDR Reports, vol. 11(6), 1994).
Dans le cas de Maurice, quoique l’affirme Alex Boraine, l’établissement de la CJV ne s’inscrit pas dans une transition politique, au sens classique du terme. Il s’agirait plutôt d’une phase de post-transition, au sens de «période de consolidation de la démocratie».
Cette recherche par la CJV de consolidation d’une démocratie mauricienne «non raciale» pose néanmoins un problème méthodologique. La commission vise à «déterminer les mesures appropriées à appliquer aux descendants d’esclaves et d’engagés» (article 4b), ce qui relèverait d’une politique d’affirmative action, autrement dit de rattrapage pour des groupes défavorisés.
Or, rappelions-nous dans un précédent article, l’affirmative action s’inscrirait en contradiction avec une politique d’égalité des chances, qui veut que le statut social des individus ne dépende plus des caractéristiques morales, religieuses ou ethniques des générations précédentes («Commission Justice et Vérité : une mémoire partagée pour renforcer l’unité nationale», l’express du 23 octobre 2009).
DÉFINIR LES RESPONSABILITÉS
Certes, un travail pour éliminer les préjugés raciaux dans la société mauricienne est nécessaire. Pour autant, la CJV est-elle légitime pour produire ce travail ? Car ce faisant, elle glisse d’un travail de commission d’enquête à celui de production des représentations sociales. «It could help sometimes to remind them where they had come from», affirme Alex Boraine à propos de descendants d’esclaves. Or, il est admis que les descendants de propriétaires d’esclaves ne sont pas responsables des maltraitances commises à l’époque par leurs ancêtres.
Pourquoi alors les descendants d’esclaves devraient-ils porter le poids de leurs origines ? «Pas plus qu’il n’y a transmission du statut de victime, il n’y a transmission du statut de bourreau : à moins de créer le délit de filiation, le “devoir de mémoire” n’implique pas la pureté ou la corruption automatique des petits ou des arrière-petits-enfants», avertit Pascal Bruckner dans La tyrannie de la pénitence, 2006.
Le risque de la CJV, c’est de pratiquer une nouvelle forme de victimisation. La victimisation «fabrique des conglomérats de plaignants, elle forge de toutes pièces une communauté absente», souligne Pascal Bruckner. Or, «on ne fonde pas un sentiment d’appartenance sur un malheur théâtralisé, on le fonde sur une expérience collective partagée, une responsabilité croissante dans la vie publique, médiatique, professionnelle».
Alain Romaine, qui mène un travail d’anthropologie sur les stigmates attachés aux descendants d’esclaves, insiste sur le fait que la relecture du passé doit être faite par les populations concernées : « Pour permettre la reconstruction de l’estime de soi, c’est tout un travail de relecture qui doit être fait par les Créoles eux-mêmes. C’est le sujet qui doit être producteur de son histoire. Ça ne veut pas dire que les autres ne peuvent pas le faire, mais c’est une des exigences dans la construction de l’identité, ce sont les protagonistes qui doivent générer leur propre récit identitaire et mémoriel. »
Il est donc essentiel, pour réparer les inégalités, de mettre en oeuvre des politiques publiques. Et tant mieux si la CJV fournit des recommandations dans ce sens. Mais il serait dangereux de jouer les apprentis sorciers pour ce qui est de la réappropriation du passé. En s’imposant comme l’autorité générant cette relecture de l’Histoire, la CJV risque bien d’entraver le processus de cicatrisation des blessures du passé.
Catherine BOUDET
Impact n°18 du 09 juillet 2010
Retrouvez cet article dans Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Edilivre, 2013.