Prix Fetkann! 2013 de Poésie, pour une mémoire du présent

Prix Fetkann! 2013 de Poésie, pour une mémoire du présent

Discours in absentia à l’occasion de la remise du prix Fetkann! 2013 à Paris, le 15 novembre 2013.

Bonjour à tous.

Parler de mémoire nous ramène généralement au passé, aux temps révolus, dont il convient ou non de célébrer les beautés ou les horreurs, voire les blessures. Mais la mémoire, c’est aussi ce qui est en train de se vivre et de s’écrire au présent. La trace du présent sera la mémoire du passé de demain.

Je suis bouleversée d’apprendre que le Prix Fetkann! 2013 pour sa 10ème édition dédiée à la mémoire de l’humanité est décerné à mon recueil Bourbon Hologramme dans la catégorie Poésie. Depuis l’île Maurice, j’adresse mes sincères remerciements au président et aux membres du jury ainsi qu’à tous les participants de Fetkann, nominés et lauréats, car l’art n’a pas de prix.

Cette consécration de mon recueil prend un sens absolument énorme pour moi, au plan personnel, et aussi au regard d’un certain nombre d’enjeux pour la créativité, qu’ils soient universels ou en transit par l’île Maurice.

Les premiers fragments du recueil ont été écrits lors de mon arrestation par la police mauricienne, dans la nuit du 20 au 21 avril 2011, tandis que je contemplais les traces de sang sur les murs de ma cellule. La suite de Bourbon Hologramme a pris corps dans les semaines qui ont suivi mon arrestation, sous la forme d’un dispositif de poésie-théâtre innovant, parce qu’il fallait coûte que coûte survivre à l’écrasement, à la perte de sens face à l’impensable. Si le jugement rendu en ma faveur le 29 août dernier par la justice mauricienne, m’a permis d’entamer une certaine reconstruction dans le monde matériel, c’est grâce à la poésie que cette reconstruction peut s’effectuer dans le monde immatériel.

Bourbon Hologramme, c’est une façon de poser la question de comment se reconstruire après des traumatismes engendrés par la terreur, l’incarcération, les atteintes aux droits humains, et surtout leurs conséquences destructrices sur la vie quotidienne, dans des contextes où une société moralement et matériellement corrompue perpétue le travail de destruction effectué par la violence étatique.

L’écriture de ce recueil a dû intégrer les silences nécessaires de la mémoire déchirée, celle qui ne sera pas reconstituée, car comme le dit Sartre à propos de « La responsabilité de l’écrivain », le silence est aussi une parole, « un mode de liaison des mots et il signifie quelque chose ».

Le dispositif esthétique de poésie-théâtre, à son tour, a pris le relais pour assumer la fonction sartrienne de la liberté, ou plus exactement, l’appel « d’une liberté à une liberté ». D’une part, le dispositif esthétique offre une prise de distance face aux souffrances, aux laideurs ou aux injustices. A ce titre, rappelle Sartre, le plaisir esthétique permet une liberté face à l’objet et une prise de conscience de cette liberté. D’autre part, le plaisir esthétique est un appel dépourvu de violence à cette liberté, il entend refuser tout usage de violence pour réaliser ou maintenir un ordre.

Dès lors, il me semble important de mettre en œuvre au présent une mémoire active, constructive pour libérer l’imagination, l’intelligence et les talents d’aujourd’hui. Nous sommes tous co-responsables de cette mémoire qui s’écrit au jour le jour. Ce prix est l’occasion pour moi de rendre hommage à tous ceux et celles qui sont, chacun à leur façon, la mémoire en marche de la Nation mauricienne.

Qu’il me soit également donné ici de remercier du fond du cœur tous ceux et celles qui m’ont soutenue dans mon combat pour la justice durant les deux ans et demi qui se sont écoulés entre ma première et ma deuxième et récente arrestation. Ils et elles sont si nombreux que j’ai peur d’en oublier en citant leurs noms. Mon fiancé, mes amis, mes avocats, mes étudiants, mes confrères journalistes, les travailleurs sociaux et les associations mauriciennes qui se sont mobilisés pour prendre ma défense, ainsi que tous les Mauriciens et Mauriciennes anonymes qui me témoignent leur solidarité et leurs encouragements tous les jours dans les rues de Port-Louis ou sur internet… C’est grâce à eux tous, à ce bouclier de chaleur humaine, d’amour et de détermination que j’ai réussi à tenir le coup, à continuer de créer et d’écrire à travers les épreuves, mais aussi et surtout à les surmonter pour voir triompher la justice.

Je remercie avec beaucoup d’émotion Michel Cassir mon éditeur, directeur de la collection Levée d’Ancre chez L’Harmattan, Dominique Ranaivoson qui a rédigé la préface, ainsi que Samir Fakim qui a dessiné la couverture de Bourbon hologramme.

Catherine Boudet
Quatre-Bornes, île Maurice, 14 novembre 2013.

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