Mois: février 2011

Mauritius, « flood-proof island » ?

Hier Lola, aujourd’hui Bingiza… Mais où en sommes-nous depuis les conclusions du rapport Domah formulées après les inondations de mars 2008 ?

La conservation du patrimoine est un enjeu suffisamment important pour que le débat se poursuive et de façon constructive. Mais tandis que nous débattons, toutes les belles paroles et les belles formules à adopter pourraient bien partir à vau-l’eau… D’autant que nous sommes en pleine saison des pluies, Bingiza est passée à plus de 700 km au Nord-Est des Mascareignes le week-end dernier, n’étant alors qu’une tempête tropicale modérée, et cela a suffi de créer la panique dans le pays à cause des inondations.

Ce qui n’est pas sans rappeler ce fatidique mercredi de 26 mars 2008, qui a laissé des traces pénibles dans la mémoire collective mauricienne. Deux ans se sont écoules depuis que l’ex-Lola entraînait des inondations d’une rare intensité dans différentes parties du pays, qui, prenant les autorités et la population par surprise, ont causé 4 pertes humaines.

Les observations et recommandations du Fact Finding Commitee qui fut alors mis sur pied, présidé par le Juge Domah, sont toujours d’une remarquable actualité. Le rapport Domah, rendu le 23 mars 2009, qui n’a jamais été rendu public, mais que nous avons pu nous procurer, met le doigt sur les « lacunes systémiques » qui ont conduit au désastre. “In the absence of any specifie chapter on floods in our disaster management System, in the absence of any warning System conceived to warn people of flooding, thé warning given by the authorities could only by of an advisory nature rather than the deterrent nature considering the gravity of the situation », constate le rapport en page 15.

En d’autres termes, les mesures prises en cas d’inondation continuent de s’appuyer sur le vieux réflexe de mesurer et prendre en considération le risque venu du ciel, mais pas celui du phénomène de l’accumulation des eaux sur le sol. Le rapport dénonce le fait que l’on s’appuie de façon erronée sur un système d’alerte et de gestion des risques approprié pour les cyclones mais ne peut pas s’appliquer pour les inondations.

Les constats effectués par le rapport Domah viennent confirmer les analyses faites dans diverses sections de la presse et de la société civile, à savoir aussi que nous nous retrouvons pris au piège d’une bétonisation excessive et non planifiée. Le rapport est formel : la responsabilité à « a one-time generalized attitude of authority, citizen and developer alike who placed ferroconcrete in the fore-front of our development with little heed to the issues of human and material security » (p. 40)

Le rapport Domah préconise donc une stratégie intégrée de la gestion des risques naturels, pour remplacer l’approche adoptée jusqu’à présent qui reste uniquement « défensive and reactive ». Le rapport Domah suggère en outre de développer un partenariat avec les radios privées et avec le secteur privé pour la mise en place d’une culture et d’un schéma visant à faire de Maurice « a flood-proof island ». Pas vraiment un scoop, donc, mais il reste à faire un suivi de ces recommandations…

Impact n°50 du 28 février 2011

Retrouvez cet article dans Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Edilivre, 2013.

Lorraine Lagesse : «Il faut sauver Port-Louis»

Lorraine Desmarais, épouse Lagesse, mène depuis vingt ans des recherches sur l’histoire de Port-Louis. Cette passionaria du patrimoine est formelle : seul le mécénat des grands consortiums pourra préserver la capitale de la déchéance.

Lorraine Lagesse, comment avez-vous été amenée à vous intéresser au patrimoine de Port-Louis ?
C’est à travers les papiers de famille que je me suis intéressée au patrimoine. Comme j’écrivais un livre sur l’histoire de ma famille, qui est arrivée en 1700, j’avais commencé à fouiller. Photos, lettres, actes de naissance, actes de reconnaissance, testaments, partages de terres… Et de là, je me suis dit, «Si aux archives on a tout ça, c’est fabuleux». De là ça m’a amenée au patrimoine… Et puis j’aime mon pays, c’est un creuset où tout c’est mêlé, c’est un bouillon de cultures… Et j’aime Port-Louis, j’ai beaucoup mitraillé Port-Louis. J’ai pris beaucoup de photos. J’ai collationné les documents pendant près de 20 ans.

Vous vouliez écrire une généalogie ?
Plus qu’une généalogie. Parce qu’une généalogie, ce sont les actes de naissance, de mariage, de mort. C’est limité. J’ai voulu fouiller l’histoire derrière chaque acte que j’ai pu trouver. Et là quand vous tombez sur un acte notarié, au niveau d’un testament, d’un legs ou d’un partage, vous pouvez découvrir des choses extraordinaires, sur des gens que vous ignoriez, qui étaient de votre famille. Cela entend aussi d’autres surprises…

Pourquoi c’était important, ces recherches ?
Aujourd’hui, je sens que parmi les gens de ma génération, cinquante à soixante ans, ils veulent retrouver leurs racines. Peu importe quoi, comment. Autrefois, c’était «J’avais un grand-père qui était fameux», maintenant, on cherchem on trouve ce qu’il fut vraiment, et on l’assume.

Donc, avant on voulait se rattacher à un ancêtre prestigieux, maintenant on est dans la recherche ?

Oui. Et on découvre que des traditions orales sont fausses. Par exemple, on croyait que son grand-père était capitaine de navire. Et on découvre qu’en fait, il était cordonnier. Il y a cet aspect-là, et puis ensuite, comme je le disais, au fur et à mesure, je me suis intéressée au patrimoine. Les bâtiments, les rues, les pierres, les vieilles plaques, les tombes. Cela aussi fait revivre beaucoup de gens, sans qui on n’aurait pas été là.

C’est, finalement, une découverte de votre pays ?
Absolument. Impressionnante. J’ignorais qu’on avait tant de ramifications, toutes les ethnies ensemble. Parce que nous avons été élevés dans des milieux cloisonnés. Par exemple, ce terme de «Gens de couleur», la dichotomie entre ce groupe et les autres, je n’avais jamais saisi vraiment l’impact que ça a eu sur le pays.

Mais aujourd’hui, je ne sais pas si on est intéressé à considérer tout ça. Le monde veut de l’argent rapide, on construit des grands bâtiments… Pourtant, il faut absolument empêcher Port-Louis d’être complètement défiguré et de perdre son âme. Regardez tout ce qu’ont écrit les Marcel Cabon, Edouard Maunick, Emmanuel Juste sur Port-Louis… Est-ce qu’on peut écrire sur Port-Louis comme ça aujourd’hui ?

Donc, le patrimoine de Port-Louis est en danger ?
Déjà au niveau de la gestion municipale… Vous avez vu les toilettes qui ont été construites dans le Jardin de la Compagnie ? Savez-vous qu’on a bien essayé d’empêcher ce projet, mais sans résultat…

Et les associations, alors ?
Le souci, c’est qu’il y a trop de petites associations, vous avez ceux qui s’occupent du Plaza, ceux qui s’occupent du théâtre, etc. Ils sont tous sur toutes sortes de projets, chacun fait de son mieux.

Les autorités se désengagent, les associations sont éparpillées, d’où viendrait la solution alors ?
Le problème, c’est que les fondations n’ont pas le droit de financer les projets de patrimoine avec la CSR. Et les gens n’ont plus d’argent pour donner Rs 1 million, 2 millions, 3 millions… J’avais conçu l’idée que tous les consortiums de diverses ethnies de Port-Louis se mettraient ensemble, et se diraient «Nous allons prendre chacun la responsabilité d’une rue et nous allons en faire quelque chose». On ne peut pas prendre toute la Plaine-Verte, ou tout le Ward IV, etc., mais que chacun sponsorise quelque chose, avec sa plaque, comme on le voit ailleurs.

Et le risque de cloisonnement ethnique dont vous parliez ?

Justement, il faut que tous se mettent ensemble, qu’il y ait une tête qui dirige, bien sûr, et puis que chacun dise, «Nous on va s’occuper de…» Si la BAI choisit de s’occuper du quartier de la Plaine-Verte, il n’y a pas de souci. Mais occupez-vous en.

Il faut bien commencer quelque part.
Oui, il faut commencer. Par exemple, il y a une histoire, une très belle histoire à la Plaine-Verte, avec l’église de Saint-François, et les Tamouls instruits qui vivaient dans ce quartier, la crème de la crème, des gens cultivés…

Mais comment avez-vous fait pour découvrir tout ça ?
Premièrement, parce que je lis beaucoup. J’ai beaucoup d’almanachs, tout y était inscrit. Et puis au fur et à mesure on découvre. Par exemple, pour mes recherches, il y a la Carte Descubes qui comporte toutes les concessions de l’époque française. Je la mets sur la table et je prends une loupe. On l’a sur google aussi. (Elle déplie la carte et elle suit du doigt les lignes). Là par exemple, dans le Sud, on a les concessions des Montille. Ici, les Maudave.

Et vous disiez que c’est important de se réapproprier le patrimoine sans cloisonnements.

Absolument. Moi je suis fatiguée d’entendre dire «Vous, les Franco-Mauriciens, parce que vous êtes Blancs, vous aviez les moyens». Ce n’était pas vrai. Moi je leur réponds, «Mes ancêtres ont du bêcher la terre. Ils ont dû travailler dur. Ils n’avaient pas beaucoup d’esclaves. Je n’en ai retrouvé que deux ou trois dans mes recherches sur ma famille. Par contre, dans les années 1800, les Gens de couleur avaient aussi des esclaves. Mon ancêtre n’en avait pas autant».

Après, pour travailler ensemble, il faut un intérêt commun. Quel serait l’intérêt pour les consortiums de s’investir dans le patrimoine ?
Je serais d’avis de dire que l’intérêt n’est pas seulement pécunier. Ils devraient aussi se dire «On dépasse ce stade, nous voulons laisser quelque chose pour ce pays, pour plus tard, pour qu’un jour on soit fier d’où on vient, de ce qu’on a fait». Cela ne devrait pas être uniquement «Je le fais parce que je suis sûr que vais gagner de l’argent». S’ils peuvent se le permettre, bien sûr.

Ce serait donc du pur mécénat ?

Pas du pur mécénat, il faut un intérêt, mais il faut arriver au mécénat. J’estime que c’est possible, avec cette quantité d’argent qu’on génère maintenant dans le pays, où on voit des projets monstrueux qui sortent de terre. Moi je parle de la ville de Port-Louis qu’il faut sauver. Vous avez remarqué comment on a de beaux noms de lieux dans ce pays ? Belle- Vue, Belle-Ombre, Plaisance, Beau-Rivage, Belle-Découverte… La liste est inombrable.

Donc, des noms de lieux témoins d’une qualité de vie ?
Bien sûr. Ces gens qui arrivaient là, vous savez le courage qu’il fallait ? Peu importe d’où ils sortaient, ils arrivaient ici avec rien, ils n’avaient pas à manger, ils mangeaient des rats. Il y avait des cyclones, des épidémies, mais pourquoi les gens venaient ici et donnaient ces noms ? Parce que je pense qu’ils avaient de l’espoir de faire quelque chose de cette terre. D’ailleurs, tous ceux qui débarquaient ici, disaient, la première vue qu’ils avaient, c’était ce Port- Louis dans son écrin de montagnes.

Maintenant, c’est un écrin de béton.
Il ne fallait pas construire comme ça. On dit «Mauritius c’est un plaisir», mais c’est fini, on ne ressent plus ce plaisir. Premièrement, les noms de lieux mêmes n’ont plus d’impact. Si on veut préserver le peu qu’il nous reste, c’est ça, Port-Louis. Dites-vous bien que, d’ici dans 25 ans, le peu qu’il reste d’une époque aura disparu. Est-ce qu’on ne peut pas faire deux rues, dans un ou deux quartiers, comme en Louisiane ou à Cape Town, où on trouve des quartiers reconstitués comme à l’époque. Pourquoi ne pourrait-on pas avoir ça ici ? L’apport multiethnique qu’on a eu ici, c’est un héritage fabuleux. Alors, il faudrait au moins qu’il y ait une table-ronde d’organisée, au moins une ouverture, et se dire «Allons voir qu’est-ce qu’on peut faire». Après, on peut voir l’aspect rentabilité, pratique, approche… Mais au moins, se mettre ensemble, et échanger des idées.

Impact n°48 du 11 février 2011

Aménagement du territoire : ça vous dit quelque chose ?

Certains vivent dans des pays «en voie de développement», nous, nous vivons dans une île «en voie de bétonnement», pour reprendre l’expression de notre confrère Jean-Claude Antoine du journal Week-End dans un récent édito.

Face aux constructions pharaoniques qui s’élèvent de terre, Lorraine Lagesse, la passionaria du patrimoine port-louisien, tire la sonnette d’alarme : d’ici 25 ans, il ne restera plus rien de ce qui a fait la grandeur historique de la capitale. Certes, entre conserver les traces du passé et en tracer de nouvelles pour l’avenir, on pourrait se poser la question de savoir s’il est réellement nécessaire de procéder à un arbitrage. Sortons d’abord de ces discours archi-remâchés de type «pour savoir où on va, il faut savoir d’où on vient».

Ce que vient utilement rappeler notre interviewée, c’est ce message laissé par les traces du passé, pierres ou noms de lieux : l’importance de rechercher une qualité de vie. Ironiquement, on nous bassine avec les «Mauritius c’est un plaisir», les «green buildings» et les «Maurice Ile Durable», mais finalement, plus on parle, moins on en fait.

Alors, pour en revenir au patrimoine, et si on s’était trompé ? Et si on avait abusivement relié la question du patrimoine et de sa (non-)préservation au seul aspect historique ? A trop voir dans l’Histoire les traces d’affrontements entre groupes pour tenter d’établir la légitimité de l’un ou de l’autre, de leur contribution, et si on avait oublié l’essentiel ? A savoir que le patrimoine, ce n’est pas juste les traces du passé, mais aussi et surtout un «existant hérité», sur un territoire qu’il convient d’aménager.

Dans certains pays, cette question est prise au sérieux, au point qu’il existe des ministères d’Aménagement du Territoire, et même des filières d’études en Aménagement du Territoire… Tiens, à ce propos, y a-t-il un pilote dans l’avion (gouvernemental) ?

Sans s’attarder sur les raisons idéologiques ou les craintes politiques qui ont motivé le retrait des lignes Culture et Patrimoine de la CSR, aujourd’hui notre interviewée identifie comme ultime piste de solution une coopération entre les grands consortiums du pays… Des mécènes d’un nouveau genre auxquels le défi est lancé de ne pas attendre l’aide de l’Etat…Sous peine de retomber dans les mêmes schémas qui ont donné lieu aux grandes batailles idéologiques qui se jouent autour de sites comme le Morne ou l’Aapravasi Ghat…

En d’autres termes, le plus important, c’est surtout une question d’approche. Lorraine Lagesse le dit très bien : autant se lancer sur les pistes de l’Histoire (la vraie, celle qu’on découvre par soimême, pas par pseudo-experts interposés) révèle tout ce que les cloisonnements ont d’instrumental, autant il importe aujourd’hui d’éviter de les reproduire afin de sauver cet «existant hérité» en perdition…

Catherine BOUDET
Impact n°48 du 11 février 2011

Retrouvez l’article dans Pages mauriciennes. Chroniques journalistiques de l’île Maurice, Edilivre, 2013.