Lorraine Desmarais, épouse Lagesse, mène depuis vingt ans des recherches sur l’histoire de Port-Louis. Cette passionaria du patrimoine est formelle : seul le mécénat des grands consortiums pourra préserver la capitale de la déchéance.
Lorraine Lagesse, comment avez-vous été amenée à vous intéresser au patrimoine de Port-Louis ?
C’est à travers les papiers de famille que je me suis intéressée au patrimoine. Comme j’écrivais un livre sur l’histoire de ma famille, qui est arrivée en 1700, j’avais commencé à fouiller. Photos, lettres, actes de naissance, actes de reconnaissance, testaments, partages de terres… Et de là, je me suis dit, «Si aux archives on a tout ça, c’est fabuleux». De là ça m’a amenée au patrimoine… Et puis j’aime mon pays, c’est un creuset où tout c’est mêlé, c’est un bouillon de cultures… Et j’aime Port-Louis, j’ai beaucoup mitraillé Port-Louis. J’ai pris beaucoup de photos. J’ai collationné les documents pendant près de 20 ans.
Vous vouliez écrire une généalogie ?
Plus qu’une généalogie. Parce qu’une généalogie, ce sont les actes de naissance, de mariage, de mort. C’est limité. J’ai voulu fouiller l’histoire derrière chaque acte que j’ai pu trouver. Et là quand vous tombez sur un acte notarié, au niveau d’un testament, d’un legs ou d’un partage, vous pouvez découvrir des choses extraordinaires, sur des gens que vous ignoriez, qui étaient de votre famille. Cela entend aussi d’autres surprises…
Pourquoi c’était important, ces recherches ?
Aujourd’hui, je sens que parmi les gens de ma génération, cinquante à soixante ans, ils veulent retrouver leurs racines. Peu importe quoi, comment. Autrefois, c’était «J’avais un grand-père qui était fameux», maintenant, on cherchem on trouve ce qu’il fut vraiment, et on l’assume.
Donc, avant on voulait se rattacher à un ancêtre prestigieux, maintenant on est dans la recherche ?
Oui. Et on découvre que des traditions orales sont fausses. Par exemple, on croyait que son grand-père était capitaine de navire. Et on découvre qu’en fait, il était cordonnier. Il y a cet aspect-là, et puis ensuite, comme je le disais, au fur et à mesure, je me suis intéressée au patrimoine. Les bâtiments, les rues, les pierres, les vieilles plaques, les tombes. Cela aussi fait revivre beaucoup de gens, sans qui on n’aurait pas été là.
C’est, finalement, une découverte de votre pays ?
Absolument. Impressionnante. J’ignorais qu’on avait tant de ramifications, toutes les ethnies ensemble. Parce que nous avons été élevés dans des milieux cloisonnés. Par exemple, ce terme de «Gens de couleur», la dichotomie entre ce groupe et les autres, je n’avais jamais saisi vraiment l’impact que ça a eu sur le pays.
Mais aujourd’hui, je ne sais pas si on est intéressé à considérer tout ça. Le monde veut de l’argent rapide, on construit des grands bâtiments… Pourtant, il faut absolument empêcher Port-Louis d’être complètement défiguré et de perdre son âme. Regardez tout ce qu’ont écrit les Marcel Cabon, Edouard Maunick, Emmanuel Juste sur Port-Louis… Est-ce qu’on peut écrire sur Port-Louis comme ça aujourd’hui ?
Donc, le patrimoine de Port-Louis est en danger ?
Déjà au niveau de la gestion municipale… Vous avez vu les toilettes qui ont été construites dans le Jardin de la Compagnie ? Savez-vous qu’on a bien essayé d’empêcher ce projet, mais sans résultat…
Et les associations, alors ?
Le souci, c’est qu’il y a trop de petites associations, vous avez ceux qui s’occupent du Plaza, ceux qui s’occupent du théâtre, etc. Ils sont tous sur toutes sortes de projets, chacun fait de son mieux.
Les autorités se désengagent, les associations sont éparpillées, d’où viendrait la solution alors ?
Le problème, c’est que les fondations n’ont pas le droit de financer les projets de patrimoine avec la CSR. Et les gens n’ont plus d’argent pour donner Rs 1 million, 2 millions, 3 millions… J’avais conçu l’idée que tous les consortiums de diverses ethnies de Port-Louis se mettraient ensemble, et se diraient «Nous allons prendre chacun la responsabilité d’une rue et nous allons en faire quelque chose». On ne peut pas prendre toute la Plaine-Verte, ou tout le Ward IV, etc., mais que chacun sponsorise quelque chose, avec sa plaque, comme on le voit ailleurs.
Et le risque de cloisonnement ethnique dont vous parliez ?
Justement, il faut que tous se mettent ensemble, qu’il y ait une tête qui dirige, bien sûr, et puis que chacun dise, «Nous on va s’occuper de…» Si la BAI choisit de s’occuper du quartier de la Plaine-Verte, il n’y a pas de souci. Mais occupez-vous en.
Il faut bien commencer quelque part.
Oui, il faut commencer. Par exemple, il y a une histoire, une très belle histoire à la Plaine-Verte, avec l’église de Saint-François, et les Tamouls instruits qui vivaient dans ce quartier, la crème de la crème, des gens cultivés…
Mais comment avez-vous fait pour découvrir tout ça ?
Premièrement, parce que je lis beaucoup. J’ai beaucoup d’almanachs, tout y était inscrit. Et puis au fur et à mesure on découvre. Par exemple, pour mes recherches, il y a la Carte Descubes qui comporte toutes les concessions de l’époque française. Je la mets sur la table et je prends une loupe. On l’a sur google aussi. (Elle déplie la carte et elle suit du doigt les lignes). Là par exemple, dans le Sud, on a les concessions des Montille. Ici, les Maudave.
Et vous disiez que c’est important de se réapproprier le patrimoine sans cloisonnements.
Absolument. Moi je suis fatiguée d’entendre dire «Vous, les Franco-Mauriciens, parce que vous êtes Blancs, vous aviez les moyens». Ce n’était pas vrai. Moi je leur réponds, «Mes ancêtres ont du bêcher la terre. Ils ont dû travailler dur. Ils n’avaient pas beaucoup d’esclaves. Je n’en ai retrouvé que deux ou trois dans mes recherches sur ma famille. Par contre, dans les années 1800, les Gens de couleur avaient aussi des esclaves. Mon ancêtre n’en avait pas autant».
Après, pour travailler ensemble, il faut un intérêt commun. Quel serait l’intérêt pour les consortiums de s’investir dans le patrimoine ?
Je serais d’avis de dire que l’intérêt n’est pas seulement pécunier. Ils devraient aussi se dire «On dépasse ce stade, nous voulons laisser quelque chose pour ce pays, pour plus tard, pour qu’un jour on soit fier d’où on vient, de ce qu’on a fait». Cela ne devrait pas être uniquement «Je le fais parce que je suis sûr que vais gagner de l’argent». S’ils peuvent se le permettre, bien sûr.
Ce serait donc du pur mécénat ?
Pas du pur mécénat, il faut un intérêt, mais il faut arriver au mécénat. J’estime que c’est possible, avec cette quantité d’argent qu’on génère maintenant dans le pays, où on voit des projets monstrueux qui sortent de terre. Moi je parle de la ville de Port-Louis qu’il faut sauver. Vous avez remarqué comment on a de beaux noms de lieux dans ce pays ? Belle- Vue, Belle-Ombre, Plaisance, Beau-Rivage, Belle-Découverte… La liste est inombrable.
Donc, des noms de lieux témoins d’une qualité de vie ?
Bien sûr. Ces gens qui arrivaient là, vous savez le courage qu’il fallait ? Peu importe d’où ils sortaient, ils arrivaient ici avec rien, ils n’avaient pas à manger, ils mangeaient des rats. Il y avait des cyclones, des épidémies, mais pourquoi les gens venaient ici et donnaient ces noms ? Parce que je pense qu’ils avaient de l’espoir de faire quelque chose de cette terre. D’ailleurs, tous ceux qui débarquaient ici, disaient, la première vue qu’ils avaient, c’était ce Port- Louis dans son écrin de montagnes.
Maintenant, c’est un écrin de béton.
Il ne fallait pas construire comme ça. On dit «Mauritius c’est un plaisir», mais c’est fini, on ne ressent plus ce plaisir. Premièrement, les noms de lieux mêmes n’ont plus d’impact. Si on veut préserver le peu qu’il nous reste, c’est ça, Port-Louis. Dites-vous bien que, d’ici dans 25 ans, le peu qu’il reste d’une époque aura disparu. Est-ce qu’on ne peut pas faire deux rues, dans un ou deux quartiers, comme en Louisiane ou à Cape Town, où on trouve des quartiers reconstitués comme à l’époque. Pourquoi ne pourrait-on pas avoir ça ici ? L’apport multiethnique qu’on a eu ici, c’est un héritage fabuleux. Alors, il faudrait au moins qu’il y ait une table-ronde d’organisée, au moins une ouverture, et se dire «Allons voir qu’est-ce qu’on peut faire». Après, on peut voir l’aspect rentabilité, pratique, approche… Mais au moins, se mettre ensemble, et échanger des idées.
Impact n°48 du 11 février 2011